De l'impetus à l'inertie : Jean Buridan



Pierre Souffrin*, astrophysicien, nous rapporte les audacieuses discussions de grands maitres de l’Université de Paris au XIVe siècle concernant la rotation diurne, était-ce le ciel étoilé qui tournait ? ou la Terre ? et l’impetus Pourquoi une pierre lancée en l’air continue-t-elle de se mouvoir une fois lâchée ?

«Contrairement à une idée très répandue, les maîtres de universités médiévales n’étaient pas tous enfermés dans des débats stériles et dogmatiques. La pratique de la philosophie empruntait l’habit du commentateur d’Aristote et de son critique le plus influent, Averroès. Elle donnait ainsi l’occasion de présenter analyses et innovations». Pierre Souffrin* conclut : «La critique scolastique du XiVe siècle a sans nul doute contribuée à l’éclosion des arguments coperniciens : avec elle, des sujets tels que le mouvement de la terre devenaient des sujets de discussion admis dans toutes les universités».


Souffrin Pierre, 1997, La physique d’Aristote à l’épreuve, in Nicolas Copernic, Les Cahiers de Science et Vie, hors série : révolutions scientifiques, n°39, juin 1997.


Aristote distinguait les mouvements «naturels» comme la chute des corps et les mouvements «forcés» quand on lance un projectile, mais une question demeurait : Pourquoi une pierre se meut-elle encore quand elle quitte la main qui l’a lancée ? Et une flèche lancée par un arc, dès que le mouvement forcé cesse ne devrait-elle pas tomber au sol d’un mouvement naturel ? Aristote tentait d’expliquer que «l’air scindé par la flèche se refermait derrière elle et la propulsait», mais il n’ignorait pas que l’air est également une substance qui s’oppose au mouvement, une contradiction qui n’échappa aux Commentateurs critiques d’Aristote: Jean Philopon au VIesiècle, Albert le Grand au début du XIIIe siècle qui pensaient que l’impetus, l’élan, était une propriété momentanément acquise par l’objet lancé. Au XIVesiècle, Jean Buridan en définira les caractéristiques et Nicolas Oresme quantifiera géométriquement ses propriétés.

L’astrophysicien Pierre Souffrin* rapporte comment Jean Buridan (1295-1358), s’appuyait sur divers exemples, pour expliquer l’impetus aux étudiants de l’Université de Paris : «lorsqu’on lance une pierre on lui imprime un certain impetus ou force motrice […] d’autant plus fort que la vitesse du lancement est plus grande […] et d’autant plus intensément que le mobile contient de matière». Buridan poursuit «cet impetus agit dans la direction vers laquelle le lanceur a mû le mobile, soit vers le haut, soit vers le bas, soit latéralement ou encore circulairement». Cependant, cas d’une pierre lancée vers le haut, «cet élan est continuellement diminué par la résistance de l’air et par la lourdeur de la pierre qui l’incline dans une direction contraire […] Ainsi le mouvement de la pierre devient plus lent jusqu’à ce que l’impetus soit tellement diminué ou corrompu que la lourdeur l’emporte et le fait descendre vers son lieu naturel».

Jean Buridan élargit le débat sur le mouvement forcé d’une pierre jetée en l’air, au mouvement naturel de la Lune et des planètes, sans frottements dans le vide interplanétaire. Dieu leur a conféré un élan initial et leur rotation se perpétue éternellement ; on est loin du «moteur permanent» qu’imaginait Aristote.

Jusqu’alors les commentateurs d’Aristote se renvoyaient des arguments contraires, «autant sur la poussée de l’air…que sur sa résistance, sur un échauffement rapide si la Terre tournait…à moins qu’air, eau et terre ne se meuvent ensemble». La doctrine de la perfection des cieux attribuait aux corps célestes d’étonnantes vertus : «le repos est plus noble et plus parfait que le mouvement, donc la sphère étoilée doit être immobile…et la Terre en rotation». Les mêmes argumentaient selon le principe de simplicité : il est plus facile de mouvoir ce qui est petit (la Terre) que ce qui est grand (la voûte étoilée) donc la Terre est en rotation.


Enluminure Marech Cech/fotolia/Coll.J.Vigne/ Kharbine /Tapabor/Binabina/istokphoto Mathieu Grousson, 2009, Le ciel et la terre dans un même élan, Sciences et techniques au Moyen Age, in Les cahiers de Science et Vie, n°114, décembre 2009-janvier 2010



Ici encore, comme l’enluminure, une belle iconographie des Cahiers de Science et Vie. Mathieu Grousson* rapporte comment, selon Buridan, la résistance de l’air affaiblit l’impetus. «Cette innovation conceptuelle, dit-il, permet d’expliquer pourquoi il est possible de projeter une pierre plus loin qu’une plume. En effet, cette dernière présentant une moindre quantité de matière reçoit moins d’impetus, d’élan, qu’une pierre».


Photo Marech Cech/fotolia/Coll.J.Vigne/Kharbine/Tapabor/Binabina/istokphoto Mathieu Grousson, 2009, Le ciel et la terre dans un même élan, Sciences et techniques au Moyen Age, in Les cahiers de Science et Vie, n°114, décembre 2009-janvier 2010.

L’astronome Lalande* rapporte qu’au XVIIe siècle, pour bien expliquer l’inertie et la composition de deux mouvements, on utilisait «dans la plupart des Cabinets de Physique, surtout à Amsterdam, une machine de Steiz, qui rend visible cette composition du mouvement. Un petit chariot mobile par un ressort (en spirale, ré-enroulable avec une clé), roule sur le parquet d’une salle ; une balle placée au fond d’une cuvette est placée au-dessus d’un deuxième ressort (à boudin, comme la queue du marsupilami) ; une détente fait partir ce ressort, & jette la balle en l’air pendant que le charriot avance avec rapidité ; la balle s’élève, & retombe ensuite ; & quoique le chariot ait avancé, elle retombe dans la même cuvette, ou coquille, comme si cette coquille fut resté sur place ; on distingue très bien que la balle, au lieu de s’élever perpendiculairement, & de descendre verticalement, a décrit deux branches d’une parabole, une en s’élevant, & l’autre en retombant sur le charriot, & qu’elle l’a accompagné dans sa course».

«Ainsi le mouvement de la balle est évidemment composé de deux mouvements, celui que le chariot avait communiqué horizontalement à la balle, & celui que le ressort lui a donné de bas en haut …».


Lalande (Joseph Jérôme Lefrançois de), 1732-1807, Bibliographie astronomique, tome III, supplément au livre XVII, page 687.