La méthode expérimentale




Jerash en Jordanie, le plus grand forum romain, IIe siècle. Image fr.wikipedia.org/Gérasa
L’ovale romain remplace le cercle grec, la perfection selon Platon et Aristote
Le baroque adoptera l’ellipse de Képler

«Si la Terre tournait les oiseaux ne retrouveraient pas leur nid», cette objection d’Aristote prête à sourire. Aristote connaissait la circonférence de la Terre il fut même le premier à en donner une valeur approchée, 400.000 stades, un siècle avant Eratosthène qui en donna une valeur plus précise. Aristote eut vite fait de calculer que si la Terre tournait, au parallèle d’Athènes la vitesse serait de 315.000 stades par jour (86.400 secondes), si bien qu’une pierre lancée à la verticale devrait retomber une seconde plus tard, 3 à 4 stades plus loin… et les oiseaux peineraient à retrouver leur nid.
A l’occasion d’éclipses de Lune, observées en diverses positions, Pythagore ayant constaté que l’ombre de la Terre était toujours circulaire en déduit qu’elle était sphérique. Aristote arriva à la même conclusion avec un argument de physicien : les quatre éléments la Terre, l’Eau, l’Air et le Feu sont stratifiés des corps les plus lourds (les graves d’où le nom de gravité) au centre, aux corps plus légers à la périphérie ; l’eau s’écoulant au point le plus bas, la surface de la mer ne peut qu’être sphérique. Ces deux observations de Pythagore et d’Aristote débouchent sur un globe sphérique où les hommes situés aux antipodes «ne tombent pas».
L’Ecole d’Aristote fut en cela l’Ecole fondatrice de la recherche scientifique mais il lui manquait encore la méthode expérimentale dont l’un des premiers succès est à la gloire d’Archimède en mesure de déterminer le volume puis la densité d’un corps quelle que soit sa forme, même biscornue, tel un jas d’ancre en plomb…ou en argent massif, comme les ancres des navires lors de leur retour des Cassitérides au dire d’Hérodote.
Près de deux millénaires plus tard, ce sont les expériences de Galilée qui apporteront enfin une réponse à cette objection d’Aristote «les oiseaux ne retrouveraient pas leur nid». Ces expériences de Galilée sur la chute des corps étaient indispensables pour acquérir une bonne compréhension du principe d’inertie, un principe contraire à nos sensations car dans nos activités naturelles on évolue dans un repère stable «au repos», sans avoir la sensation d’être «propulsés», à une vitesse supersonique, humains et oiseaux confondus. Aujourd’hui au volant de leurs bolides les pilotes de course ressentent, lors de leurs freinages brutaux, qu’ils peuvent être projetés comme un boulet contre un obstacle. Si la Terre s’arrêtait de tourner nous irions nous écraser à une vitesse supersonique contre le premier mur situé à l’Est.

Pour Roger Bacon, 1214-1294, «la révélation, la tradition, l’autorité ne peuvent apporter la preuve de la vérité, le raisonnement non plus s’il n’est vérifié par l’expérience ; seule la science expérimentale apporte la preuve de la vérité». Certes c’est l’idéal suprême mais la méthode expérimentale ne peut guère s’appliquer au delà du domaine des sciences physiques ; elle exige talent, imagination, souvent du génie, et désormais de gros moyens techniques. Au l’époque de Roger Bacon on en était encore à tirer des flèches et à lancer des boulets pour vérifier leurs trajectoires ce qui permit de reconnaître les propriétés de l’impetus, la force initiale qui met un corps en mouvement. Il faudra attendre les expériences plus subtiles de Galilée pour comprendre l’inertie : il faut également une force pour stopper un corps en mouvement.

Au Moyen Age, il était difficile d’échapper à la vieille preuve par la Notoriété : «c’est vrai parce que c’est écrit dans la bible», «c’est vrai parce qu’Aristote l’a dit»… Aujourd’hui on tente toujours de convaincre en affirmant «c’est vrai, car je l’ai vu à la télé … un copain me l’a dit…c’est vrai je l’ai lu sur wikipédia», c’est déjà mieux, et même les grands moyens…«c’est un Prix Nobel qui l’a dit».

Les grands pionniers qui utilisèrent la preuve Expérimentale apparaissent au début du XVIIe siècle. Pour l’astronomie citons ici Galilée, pour la mesure du mouvement accéléré d’une bille sur un plan incliné et pour ses expériences sur la chute des corps et Huygens pour l’invention du pendule cycloïdal et ses expériences sur la force centrifuge. Ces expériences de Galilée et de Huygens permettront à Newton d’établir les lois de la gravitation qui vinrent expliquer la cause des orbites planétaires définies par les lois de Képler.


Un raisonnement peut être "juste" ou "faux". L'homme ne peut atteindre la vérité par la raison
Roger Bacon 1214-1294


«Les recherches rationnelles sont vaines et pleines d’erreur quand elles ne se basent pas sur l’expérience».

«L’expérience est la mère commune des Arts et des Sciences».

Avec Léonard de Vinci, l’art, le talent imaginatif et les merveilles de l’ingénierie viennent conforter la science expérimentale et nous ouvre les portes d’un univers plus riche et plus beau.


Cahiers de Science et Vie, avril 2012, n°128, Le génie de la Renaissance avec La naissance de la méthode scientifique par Roman Ikonicoff en lien avec L’art à la Renaissance et avec Les inventions de Léonard de Vinci.

Aristote ne croyait pas à l’existence du vide, une question qui divisa les philosophes durant des siècles. Depuis l’Antiquité, les fontainiers avaient constaté que «l’eau ne monte plus dans les pompes si le puits est trop profond et le niveau de l’eau trop bas». A Florence, Galilée mesure que l’eau ne monte plus dans les pompes au delà de 18 brasses (10,33 mètres), gravure ci-jointe.

En guise d’explication on se contentait de dire «La nature a horreur du vide». Pascal répliquera «l’horreur est un sentiment, la nature ne peut avoir de sentiment».

En 1644, Torricelli, gravure ci jointe, à l’idée d’utiliser du vif-argent (13,6 fois plus dense que l’eau) ce qui réduit considérablement la hauteur de cette colonne de mercure 13,6 fois moins haute que la colonne d’eau. Les expériences sont alors plus faciles, le pompage n’est plus nécessaire comme dans le puits et l’usage d’un tube en verre permet de mesurer en permanence le niveau du mercure. La procédure expérimentale est simple : on nettoie le tube de verre, on le remplit à ras bord, on le bouche avec un doigt, on le renverse et plonge l’ensemble dans la cuve de mercure, on libère l’ouverture en retirant le doigt, le niveau du mercure dans le tube descend et se stabilise à 760 mm.

A l’automne 1646, Blaise Pascal et Pierre Petit, reproduisant l’expérience de Torricelli, ce dernier précise «mettant le doigt du milieu sur le trou de la sarbacane qui était si pleine de mercure qu’il en fit rejaillir pour prendre sa place… Après quoi retirant bellement mon doigt de dessous, et laissant toucher la sarbacane au fond du vase nous vîmes le mercure descendre et quitter le haut du tuyau non pas tout à la fois et en un instant, ni aussi trop lentement, mais comme de l’eau qu’on verse d’une aiguière, et que je n’eusse jamais cru» Christian Licoppe*, 1995.

En septembre 1647, Pascal, et indépendamment Roberval et Auzout, réalisent l’expérience du «vide dans le vide» illustrée et expliquée par Massain* sur l’image en vis-à-vis. Chacun des deux tronçons verticaux de ce tube a une hauteur supérieure à 760mm de mercure la pression atmosphérique au niveau de la mer. Dans la première expérience, l’orifice étant fermé, le mercure monte à 760 mm dans le tronçon CN’. Dans la deuxième expérience, on ouvre l’orifice, le niveau N’ descend en C, le niveau N monte en BA, la partie OBA devenant maintenant un baromètre.

Pourquoi, dans le tube de Torricelli, le mercure se maintient-il à une hauteur fixe, voisine de 76 centimètres ? Est-ce bien du vide qui demeure dans le haut du tube au-dessus du mercure? Une vive compétition expérimentale s’engagea entre les physiciens. Selon la Correspondance de Mersenne (Paul Tannery* et CNRS, 1958) on assista à une floraison d’expériences auxquelles le public fut parfois pris à témoin, et à de multiples débats et échanges épistolaires entre les plus grands noms Galilée, Torricelli, l’anglais Hobbes, le polonais Magni, Pascal, Petit, Mersenne, Roberval, Auzout, Descartes, Gassendi, l’astronome Hevelius, et même Huygens, étonné par l’expérience de Mersenne montrant que «les mouches et les souris meurent dans le vide».


Tannery Paul, 1958, Correspondance de Marin Mersenne, religieux Minime, en 15 volumes, édition de 1933 à 1958 par le Centre national de la recherche scientifique.
Massain R., 1939, Physique et Physiciens, lectures, édition Ecole et Collège.
Christian Licoppe*, 1995, Le mercure, le vide et la clarté du monde dans les Cahiers de Science et Vie, juin 1995, hors série n°27, Les grandes expériences de la Physique : Blaise Pascal.
 



Expérience de la pesanteur au sommet du puy de Dôme le19 septembre 1648
Florin Perrier, beau-frère de Pascal et conseiller en la cour des aides d’Auvergne, La Ville et Bégon conseillers, Mosnier chanoine de la cathédrale, Bannier, père minime, Laporte docteur en médecine
France pittoresque

«Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs projetée par le sieur Blaise Pascal pour l’accomplissement de son traité touchant le vide, et faite par le sieur F. Périer en une des plus hautes montagnes d’Auvergne». Liquides et gaz étaient alors appelées liqueurs. Dans son préambule Pascal précise que «cette expérience est la plus démonstrative en ce qu’elle fait voir l’équilibre de l’air avec le vif-argent [mercure] qui sont, l’un la plus légère, et l’autre la plus pesante de toutes les liqueurs qui sont connues dans la nature». «Je priai M. Périer, conseiller en la cour des aides d’Auvergne, mon beau-frère, de l’y faire».

Pascal a déjà effectué avec Florin Périer l’expérience de Torricelli et celle du «vide dans le vide», il apprécie sa compétence. Dans une lettre en date du 15 novembre 1647, Pascal le convie d’effectuer une mesure de la hauteur du mercure au bas et au haut d’une montagne lui suggérant même Clermont, où il réside, et « la haute montagne du puy de Dôme». Les neiges hivernales et les brouillards d’une «belle saison» maussade reportent l’expédition au 19 septembre 1648. Le compte-rendu de Florin Perrier constitue un modèle de procédure d’une expérience scientifique ; c’est aussi un exemple d’interprétation «réservée» sans tentative de généralisation hasardeuse.

Au couvent des Minimes de Clermont, Florin Perrier renouvelle l’expérience de Torricelli «avec deux tuyaux de verre de pareille grosseur», il compare les deux tubes : «le vif-argent [mercure], était en chacun d’eux au même niveau 26 pouces 3 lignes et demi [712 millimètres], niveau que je marquai au verre». Périer refait l’expérience deux autres fois avec les mêmes tubes et le même mercure, le résultat est le même. Le premier tube «témoin» demeure sur place à Clermont sous le contrôle du père Chastin chargé de surveiller si la hauteur de mercure varie en fonction de la pression atmosphérique au cours de cette journée qui s’annonce sous des conditions météorologiques instables.

Florin Périer emporte au sommet le deuxième tube en verre, sa cuve et les «huit livres de vif-argent» qu’il a gardé. L’expérience barométrique qui avait montré une hauteur de mercure de «26 pouces 3 lignes et demi» aux Minimes montra «23 pouces 2 lignes» au sommet «élevé environ de 500 toises au dessus des Minimes». Le niveau du mercure avait baissé de 85 millimètres, «ce qui nous ravit tous d’admiration et d’étonnement voyant la hauteur du vif-argent se diminuer suivant la hauteur des lieux». «Nous voulûmes la répéter, je la fis à cinq reprises, en divers endroits, tantôt à couvert dans la petite chapelle, tantôt au vent, tantôt en beau temps, tantôt pendant la pluie et les brouillards, ayant à chaque fois purgé très soigneusement d’air le tuyau».

Au cours de la descente, au lieu dit La Font de l’Abre, Perrier mesure une hauteur de mercure intermédiaire de 25 pouces, «et M. Mosnier eut la curiosité de la faire lui-même : il la fit donc aussi en ce même lieu, et il se trouva toujours la même hauteur de 25 pouces…». Cette double vérification à une altitude intermédiaire peut aujourd’hui paraître redondante, mais elle n’était pas inutile vu l’enjeu de l’expérience.

«Etant revenu aux Minimes, le père Chastin, [qui surveillait le tube témoin d’heure en heure], nous rapporta n’être arrivé aucun changement de niveau pendant toute la journée, quoique le temps eût été fort inconstant, tantôt serein, tantôt pluvieux…». «J’y refis l’expérience avec le tube que j’avais porté au puy de Dôme… puis la renouvelai dans la cuve où était le tube en expérience continuelle…J’y trouvai que le vif-argent était au même niveau dans ces deux tubes, comme il s’était trouvé le matin dans ce même tube, et comme il était demeuré tout le jour dans le tube en expérience continuelle».


Massain R., 1939, Physique et Physiciens, lectures, édition Ecole et Collège.

Le lendemain, à la demande du père de la Mare, et en présence d’un public curieux, Florin Périer renouvelle la même expérience du vide «au pied et sur le haut de la plus haute des tours de Notre-Dame de Clermont, pour éprouver s’il y arriverait de la différence… Dans une maison particulière, à niveau du pied de la tour, nous y trouvâmes le vif-argent à la hauteur d’environ 26 pouces 3 lignes…ensuite je la fis sur le haut de cette même tour, élevée par-dessus son pied de 20 toises [39 mètres] , j’y trouvai le vif-argent à la hauteur d’environ 26 pouces 1ligne. Le niveau du mercure avait donc baissé de 4,5 mm. Périer mesurait la hauteur du mercure à une demi-ligne près soit à 1,128mm près. Ce baromètre au mercure qui lui donnait «le moyen de connaître si deux lieux sont au même niveau», à 10 mètres d’altitude près, deviendra le fameux «altimètre» si utile à nos premiers aviateurs.

Pascal ne dissimule pas sa satisfaction à la lecture de ce compte-rendu d’expérience. Tout surpris d’apprendre qu’il aurait pu la réaliser lui-même à Paris, «il fit l’expérience du vide au haut et au bas de la tour Saint-Jacques-de-la-Boucherie, haute de 24 à 25 toises ; je trouvai plus de deux lignes de différence à la hauteur du vif-argent ce qui se rapporte parfaitement au contenu en la relation de M. Périer».

Des partisans d’Aristote, niant l’existence du vide, refusaient de croire que c’est du vide qui demeurait au sommet du tube, au-dessus du mercure ; certains d’entre eux suggéraient qu’il s’agissait de vapeurs de mercure. Pour répliquer à l’hypothèse de la présence de vapeurs en haut du tube, Pascal proposa de refaire l’expérience de Torricelli avec deux tubes, l’un rempli d’eau, l’autre de vin. Ainsi le vin, un peu plus léger que l’eau, devrait en son tube s’élever plus haut que l’eau en son tube jumeau. Pascal, qui réside alors à Rouen, vers 1646-1647, réalise cette expérience spectaculaire en présence du public. Deux tubes de verre de 40 pieds de long sont jumelés le long d’un mât qui est dressé le long d’une façade comme l’indique la gravure ci-jointe. L’eau monte à 31pieds (10mètres07), et le vin à 31pieds 8pouces (10mètres28). Pascal avait raison. En effet le vin dégageant des vapeurs d’alcool celles-ci auraient du envahir un volume plus grand au sommet du tube, ce qui aurait été le contraire du résultat de cette expérience qui confortait les partisans du vide.


Massain R., 1939, Physique et Physiciens, lectures, édition Ecole et Collège.