Les objections d'Eudème de Rhodes à son maître Aristote




Vestiges du temple d’Apollon à Kamiros, île de Rhodes. Image Yvonne Georgelin. 2011/09/29

Dans son Histoire générale des Sciences, René Taton* nous rapporte que «Parmi les premiers péripatéticiens, Théophraste d’Erèse [botaniste] et Eudème de Rhodes [astronome] furent les deux disciples les plus estimés du maître et, suivant une tradition que rapporte Aulu Gelle dans ses Nuits attiques, Aristote, le moment venu de désigner son successeur, aurait hésité entre eux. Finalement Théophraste l’emporta et dirigea l’Ecole, de la mort d’Aristote à sa propre mort».
Cette décision aurait-elle puisé sa source dans une réfutation du système des sphères homocentriques d’Aristote? Selon Guillaume Bigourdan* «Simplicius dit qu’on fit bientôt à cette hypothèse, même du temps de Polémarque, une objection très grave, insurmontable même, tirée des variations d’éclat de Mars et de Vénus».  
Eudème, précise René Taton «écrivit un commentaire à la Physique d’Aristote qui, avec celui d’Alexandre d’Aphrodisias, fut une des deux principales sources du commentaire de Simplicius. Il est aussi l’auteur des Histoires de l’astronomie et de la géométrie, dont la perte nous prive d’un élément essentiel pour l’étude des anciennes écoles mathématiques, mais dont quelques passages, parfois altérés, ont été recueillis, à travers Géminus, Porphyre et Sosigène, dans les ouvrages de Théon de Smyrne, de Proclus, d’Eutocius, de Simplicius et de Clément d’Alexandrie. Même réduites à ces fragments, les Histoires d’Eudème sont d’une incomparable valeur, rien n’ayant été conservé des ouvrages similaires de même époque, à supposer qu’il en ait existé».

Taton René, 1957, Histoire générale des Sciences, tome1 Science antique et médiévale, pages 279 et 280, édition quadrige Presses Universitaires de France.
Bigourdan Guillaume, 1911, L’astronomie, Evolution des Idées et des Méthodes, édition Flammarion.


Plutôt que de poser des choix binaires successifs : la Terre est-elle plate/ronde, mobile/immobile, géocentrisme/héliocentrisme, Philolaos, recherchait une solution globale expliquant l’ensemble des phénomènes :

  •   les phases de la Lune,
  •   la succession des jours et des nuits,
  •   l’alternance des saisons,
  •  la variation d’éclat de Vénus et de Mars,
  •  l’élongation maximale de Mercure et de Vénus,
  •  les rétrogradations des planètes supérieures,

même si la réponse de Philolaos est alambiquée et nous semble même ridicule (elle ne l’est pas plus que le géocentrisme) sa tentative mérite le respect.

La recherche scientifique s’est enrichie d’autres exemples de ce type. Alors que des phénomènes optiques aussi curieux que les interférences, la diffraction et la polarisation demeuraient inexpliqués depuis des siècles, Augustin Fresnel émit sa théorie ondulatoire de la lumière qui expliqua simultanément ces phénomènes aux apparences si variées. 



La Terre tourne autour d’un feu central : hestia. Pour les pythagoriciens le feu était l’élément le plus noble : il s’élève tandis que les pierres tombent, par gravité.

Philolaos imagine un feu central - hestia - au centre du monde. Autour de ce feu central - qui n’est pas le Soleil - tournent une anti-Terre puis la Terre, la Lune, et les autres planètes. On ne peut voir ni le feu central, ni l’anti-Terre, car notre zone habitée serait située du mauvais côté, comme la face cachée de la Lune.

Une solution farfelue ? Certes, mais une solution qui expliquait au moins la variation d’éclat de Mars et de Vénus et les rétrogradations de Mars, Jupiter et Saturne ce que ne faisait pas le système officiel de Ptolémée six siècles plus tard. Philolaos aurait-il ici caché un héliocentrisme qu’il fut toujours dangereux d’afficher, même en grèce au Ve siècle avant notre ère, une époque où la bible émergeait à peine.

Point d’orgue de ce système farfelu : Philolaos explique la variation d’éclat de Mars qui est le seul argument imparable en faveur de l’héliocentrisme : «Certains astres tantôt nous sont voisins tantôt s’éloignent de nous».

Sur le graphique du bas Mars est à l’opposé de la Terre, de l’autre côté du Soleil, le feu central de Philolaus, au plus loin de nous. En haut, Mars est au plus près de nous, du même côté du Soleil, son côté éclat est alors 49 fois plus brillant. Une transformation saisissante : une lampe de 100 watts comparée à une bougie. On pourrait même douter qu’il s’agisse toujours de la même planète. Souvenez vous du battage médiatique d’août 2003, fort justifié.



«… mais alors… il faudrait interdire aux hommes de regarder vers le ciel afin qu’ils ne vissent pas Mars et Vénus, tantôt très proches tantôt très éloignés de la Terre… Vénus 40 fois plus grande et Mars 60 fois.

C’est la plus belle phrase de Galilée, 20 ans avant son procès. Un acte fondateur oublié, dans une lettre très peu connue adressée à Christine de Lorraine, Grande duchesse de Toscane. Galilée y cite Philolaos et Héraclide, et reprend leur argumentation de l’éclat de Mars, le seul argument solide en faveur de l’héliocentrisme.

Une belle séquence photographique de l’astronome Chris Proctor*. Entourée en rouge la phase où Vénus atteint son éclat maximum. En bas Vénus est au plus loin, donc avec un petit diamètre apparent, mais elle est totalement éclairée. En haut Vénus est au plus près, donc avec un plus grand diamètre apparent, mais elle est partiellement éclairée.


Proctor Chris, Vénus 2002, photographed at the TGBS Observatory, by Chris Proctor  



Pour illustrer la grave lacune du système des sphères homocentriques d’Aristote vis-à-vis de l’éclat de Mars, déjà émise par Eudème et Théophraste ses disciples, Képler « s’amusa » à calculer, selon le dogme des épicycles, l’incroyable éloignement de Mars qui en découlerait. Dans le petit cercle rouge qui a été zoomé à gauche sont inclus la Lune, Mercure Vénus et le Soleil tournant encore autour de la Terre dans ce système.


Lombardi Anna Maria, 2001, Képler, le musicien du ciel, Pour la Science, Les Génies de la Science, n°8 trimestriel août-novembre 2001  

Platon s’était repenti d’avoir attribué à la Terre la place centrale de l’Univers qui n’était pas pour elle la place convenable.